Christian Lapie, pour être au monde
2004
Dressées sur une petite plate-forme de terre battue dont les flancs herbus dessinent au sol les contours d'une maison traditionnelle, les figures que Christian Lapie a rassemblées au Japon, sur le site de la commune de Matsudai, configurent une troublante réunion. Elles sont là, engoncées dans la masse teintée de brun des troncs d'arbres dont elles sont extraites, silencieuses et figées, debout, de jour et de nuit, bravant toutes les humeurs du temps, comme un peuple de sentinelles placides et immuables. Elles sont si puissamment là qu'il semble qu'elles y ont toujours été. Qu'elles font partie du paysage. De sa mémoire. De son histoire.
L'histoire, la mémoire sont les ingrédients récurrents du travail de Christian Lapie, aussi ses sculptures sont-elles sans âge, parce qu'elles sont de tous les âges, de toutes les nations, de tous les cultures. La force de signe qui les caractérise n'est d'aucun idiome particulier mais d'un langage universel que l'artiste s'est inventé et qui lui permet ce dialogue tout à la fois subtil et sublime avec l'autre, quel que soit son horizon, sa langue et son alphabet. Que ce soit en Allemagne, au Cameroun, au Canada, en Alsace, en Provence, dans la région parisienne, en Suisse ou au Japon, dans le cadre public ou dans un contexte privé, chaque fois ses sculptures imposent leur présence physique et celle-ci « ne sert qu'à mieux mettre en évidence l'invisible qui existe entre elles et le lieu dans lequel elles s'inscrivent » (David Liot).
Natif d'une terre lourde d'un drame enfoui - la Champagne - et chargée de rumeurs profondes, Christian Lapie y a trouvé prétexte à faire œuvre. S'il s'est tout d'abord servi des matériaux dont elle est faite en surface de grandes compositions picturales abstraites, en quête de territoires mémorables, il s'est attaché très vite à en circonscrire l'esprit dans des dispositifs plus complexes combinant volontiers les figures de l'arbre et de la maison. Puis l'artiste a décliné ses figures en réunion pour en faire tout en même temps les vecteurs d'une réflexion sur la destinée humaine qu'un outil proprement visuel à même de déterminer un espace tant physique que mental. Le choix qu'il a fait du bois, de la taille directe à la tronçonneuse et d'un traitement à l'huile de lin sous pression - une technique utilisée dans le bâtiment - n'est pas innocent d'une volonté de recourir à des pratiques élémentaires, voire rudimentaires. De même qu'il donne corps à toutes sortes de figures dessinées à l'aide de jus goudronnés, qu'il en grave à l'eau-forte une interminable théorie sur un rouleau de papier vélin très épais ou qu'il emploie de grosses agrafes métalliques pour rendre solidaires certaines d'entre elles taillées à mi-corps. Loin d'être grossier, l'art de Christian Lapie est fondamentalement résistant ; né de la terre, il y est résolument attaché parce qu'il est fait d'elle. A l'instar de celui de ses aînés qui ont pour nom Giacometti, Moore ou Abakanowicz, il invite paradoxalement le regard et la pensée à une puissante confrontation, non pour les mettre en échec mais pour leur offrir l'occasion d'une sublime élévation. Elles sont rares les œuvres aujourd'hui qui prennent le pari d'une telle visée spirituelle. Celle de Christian Lapie en fait partie et la cohorte de figures anonymes venues du fond des âges qu'elle fait défiler sous nos yeux n'est rien d'autre que l'image définitivement mémorable, tout à la fois proche et lointaine, d'un irréductible être au monde.
Philippe Piguet