Éloge du sublime
2002
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Quatre années durant, la terre de Champagne-Ardenne a connu le plus effroyable des branle-bas. Mise à feu et à sang par la folie meurtrière des hommes, par leur soif de pouvoir et de domination, elle a été le théâtre d'attaques incessantes, atteinte dans sa chair au plus profond de son intimité. A la manière dont s'écrit l'histoire géologique d'un pays, la Grande Guerre a façonné ses entrailles, la chargeant d'une empreinte définitivement mémorable.
Naître sur cette terre, c'est naître de cette terre. En être pétri. En être fait. C'est porter sa mémoire.
D'une famille originaire d'un petit village situé au fil caché de la Vesle, dont le paysage ne laisse guère supposer le drame enfoui, Christian Lapie vit et travaille sur cette terre. Elle est sa nation, ce qui le fonde et ce qui fonde son œuvre depuis une vingtaine d'années.
Parce qu'il est ici question de racine, et même d'enracinement au sens le plus fort du mot, l'artiste a tout d'abord engagé un travail de peinture se servant notamment de cette terre comme matériau matriciel au semis de toute une production d'images abstraites dont les signes universels s'inscrivaient dans des compositions polyptyques comme pour mieux circonscrire un territoire et sa mémoire. Fort de l'idée d'" esprit du lieu ", son travail s'en est allé quêter du côté du volume dans la mise en œuvre d'installations puissamment architecturées dont la dimension de l'Histoire rappelait le souvenir d'aventures douloureuses. Ainsi cette œuvre, au titre de " War Game ", reconstitution grandeur nature de la table de signature de l'acte de reddition de la seconde guerre mondiale qui fut un temps l'objet d'une polémique consacrant l'engagement de l'artiste à sa vision subjective de l'Histoire.
Par la suite, Christian Lapie a exploité toutes les ressources plastiques assimilables tout d'abord à une économie sacralisante - objets votifs, structures en forme d'autel ou de temple, etc. - pour dresser finalement la figure archétypale de l'Homme dans la mémoire de son épiphanie, voire de son drame. C'est qu'au fil de l'œuvre, l'artiste a pris toute la mesure du jeu dialectique existant entre le local et le global ; ou comment un microcosme à l'échelle planétaire porte en lui les germes d'une dimension historique qui ne connaît aucune frontière et que partagent toutes les cultures du monde.
Comme s'il avait fait sienne l'imprécation de Jean Genet, que celui-ci lance à propos de Giacometti : " Non, non, l'œuvre d'art n'est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l'innombrable peuple des morts. Qui l'agréent. Ou la refusent. ", Christian Lapie a choisi le camp de la figure symbolique. Celle qu'il a imaginée, extraite tout d'un bloc à la tronçonneuse d'arbres hiératiques mal dégrossis, prise dans la gangue sombre de la créosote, privée de bras, de jambes et de visage, réactive l'art puisant de la statuaire. Les figures de Lapie n'avancent, ni ne reculent. Elles sont là, définitivement là. Elles y ont toujours été. De tout temps, de toute mémoire, de toute éternité.
D'un pays à l'autre, d'un continent à l'autre, les groupes et les défilés que l'artiste en a organisés le sont toujours dans une relation d'intelligence avec le site, sa culture, son patrimoine, voire son actualité. Symboliques, Les figures de Christian Lapie - qui ont " cet air, à la fois doux et dur, d'éternité qui passe ", pour citer à nouveau Genet - possèdent cette rare qualité d'ouverture et d'offrande qui fait la marque des grandes œuvres. Qui atteint quelque chose d'une mémoire de l'Homme et de son Histoire proprement sublime.
Philippe Piguet