Le monument
2002
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PREMIERE PARTIE
Eugéne Varlot était originaire de Paris. En dix-huit mois de guerre, il n’a jamais revu sa famille, ses permissions étant toujours annulées au dernier moment. Passionné par l’écriture, il a laissé un journal qui relate tous les combats auxquels il a pris part sur la Marne, en Champagne. Ses carnets ont été retrouvés à son domicile de la place du Maroc (Paris XIX), en janvier 1920, lors de l’enquête de police qui a suivi sa mort accidentelle et celle de sa compagne dans l’explosion de leur voiture, rue d’Aubervilliers.
Je me souviendrai toujours du 27 avril 1917, et pas seulement parce que c’était le jour de mes vingt ans. Ce matin-là, c’était des vies qu’on soufflait à la place des bougies. Depuis une semaine, nos chefs nous envoyaient sans répit à l’assaut d’une colline hérissée de barbelés et farcie de nids de mitrailleuses. Quand on n’était pas à courir suous la grêle de plomb et de cuivre, on faisait des cartons sur les nuées de corbeaux, les armées de rats qui bouffaient les morts et s’attaquaient aux blessés que nous n’avions plus la force de ramener dans les tranchées. La reléve se faisait attendre, et c’était toujours les mêmes qui montaient au casse-pipe. Depuis prés d’un an, on formait une paire miraculeuse avec Griffon, un boute-en-train originaire de Saint-Quentin dont la famille vivait en pleine zone occupée, trente kilométres derriére les tranchées allemandes. Rien ne nous avait atteint, ni les balles, ni les bombes, ni les gaz. Pas une blessure, pas même une égratignure. On passait à travers la mitraille, et quelquefois on se disait qu’on serait capables de rester secs sous un orage. Sauf que depuis une petite semaine, je voyais bien qu’il ne tournait pas trés rond. J’avais essayé de lui tirer les vers du nez, mais les combats se succédaient à un tel rythme qu’on n’avait jamais le temps d’aligner plus de trois mots. Le 27, l’offensive avait été déclenchée à cinq heures du matin. Trois heures plus tard, nous barbotions encore dans une boue immonde, gorgée de sang et de viscéres, pour rejoindre nos lignes. Jamais je n’avais laissé autant de copains au bord du chemin. C’était vraiment le chemin des damnés. Quand on a enfin réussi à sauter dans le boyau, une escouade se préparait à grimper les échelles pour se faire hacher menu sur la plaine. La sentinelle nous a regardés comme si nous étions des fantômes.
- Vous arrivez d’où, tous les deux ?
- Du cinoche...
C’était une réplique à la Griffon, mais c’était moi qui l’avait lancée. Je n’avais plus de tabac, et un caporal m’a donné une toute-cousue cabossée que j’ai rectifiée du bout des doigts. Je venais à peine de l’allumer qu’un officier me l’a fait sauter des lévres d’une pichenette.
- C’est pas le moment de fumer. On attaque.
Je n’ai même pas eu le temps de lui dire qu’on en revenait à peine qu’il a embouché son sifflet et dégainé son pistolet pour donner le signal du massacre. J’ai empoigné le bois gluant de l’échelle. Je me suis élancé en gueulant comme un boeuf pour bloquer la peur, Griffon sur mes talons. On a couvert une cinquantaine de métres, courbés en deux, sans que les Allemands ripostent. Devant nous, les premiers sortis s’attaquaient aux barbelés quand les obus nous sont tombés dessus. Du gros calibre. Ils nous a fallu un bon moment pour réaliser qu’ils étaient tirés de l’arriére. J’ai pris Griffon par le bras pour l’obliger à se laisser glisser dans le cratére tout neuf d’une piéce de 150. Il y avait déjà deux locataires, des soldats du bataillon Aubergez qui nous ont accueillis par une vanne.
- On peut être contents, on fait honneur à la France : c’est de l’obus bien de chez nous qui va nous réduire en bouillie !
D’aprés les contes et légendes des tranchées, un obus ne venait jamais faire son trou dans le nid d’un autre obus... Il suffisait donc d’attendre que ça se passe, en priant que si Allemands se décidaient à bombarder à leur tour, leurs marmites explosives obéissent aux mêmes contes et légendes que chez nous. Griffon s’est installé à l’écart, adossé à la terre. Il faisait tellement la gueule que ça m’a découragé d’aller vers lui. Il a sorti un bout de papier de sa poche, un crayon dont il a mouillé la pointe sur sa langue, et il s’est mis à écrire comme si plus rien n’existait autour de lui. A un moment, le tonnerre s’est éloigné. J’ai tapé sur l’épaule d’un des gars d’Aubergez.
- On dirait qu’ils ont allongé le tir... C’est le moment de rentrer à la maison.
Je me suis retourné vers Griffon. Le cri s’est bloqué au fond de ma gorge. Il se tenait accroupi et me regardait, son fusil coincé entre ses genoux, le canon du nougat dans la bouche, le bras allongé vers la détente. La déflagration lui a arraché la moitié du visage. J’ai couru vers lui, en pataugeant, mais il avait déjà cessé de vivre. J’ai ramassé l’enveloppe maculée de son sang qu’il avait pris le temps de coller et qui dépassait de sous son corps. Je l’ai glissée dans ma poche, puis j’ai pris son fusil et j’ai commencé à lui écraser la tête à coups de crosse. Les deux autres soldats se sont mis à me crier dessus, comme quoi j’étais devenu dingue, qu’ils allaient tirer... A cet instant précis, et pour bien nous rappeler que toutes les légendes ne sont qu’un tissu de conneries, un obus de 110 est venu se loger au centre de notre abri. Mon dernier souvenir de cette bataille, c’est leurs deux corps mutilés projetés dans l’espace. Je me suis réveillé des siécles plus tard, en deuxiéme ligne, dans un poste de secours installé en bordure d’un canal, entre Courmelois et Villers-Marmery. Je n’avais apparemment rien, mais les premiers jours je ne pouvais pas cligner une paupiére, avaler une bouchée ou prononcer un mot, sans déclencher des migraines que seul le laudanum parvenait à atténuer. Dés que je m’étais senti mieux, je m’étais porté volontaire pour donner un coup de main au chirurgien, un type hautain qui se faisait appeler "monsieur le Comte". Sa table d’opérations était encore plus meurtriére que le front sous Nivelle. J’avais rendu mon tablier en prétextant une reprise de vertiges quand, l’aprés-midi du premier mai, il s’était trompé de client et avait sectionné la jambe valide d’un jeune gars. L’hôpital de campagne occupait l’église, le presbytére du village. Un artilleur qui avait été pianiste au concert Mayol tentait de rééduquer ce qui lui restait de doigts en plaquant des accords sur l’harmonium remisé dans la chapelle. Dés que je lui avais raconté l’histoire de l’amputation, il s’était mis à jouer "La chanson de Craonne", et je l’avais accompagné en beuglant les paroles interdites.
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau ;
Car nous sommes tous condamnés,
Nous sommes les sacrifiés.
Ceux qui ont l’pognon, ceux-là r’viendront,
Car c’est pour eux qu’on créve ;
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en gréve
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,
D’monter sur le plateau ;
Car si vous voulez la guerre
Payez-là de votre peau !
Mon poing levé se détachait dans la lumiére blanche qui filtrait des vitraux, lorsque la porte s’était ouverte sur le tablier souillé de "monsieur le Comte".
- On dirait que ça va mieux, Varlot... J’en vois passer de drôlement plus ab"més que toi qui n’ont pas peur de remonter se battre au front...
Il me dégoûtait à un tel point que je n’ai pas retenu mes mots.
- Sauf que c’est terminé, capitaine. Les arrivages de viande de boucherie vont se tarir... Aujourd’hui premier mai, on met la crosse en l’air !
Ce salaud n’était pas venu seul. Alerté par la musique dont la tête de l’auteur est, dit-on, mise à prix un million de francs-or, il s’était fait accompagner par trois gendarmes qui nous ont sauté dessus. Ils nous ont d’abord jetés dans une étable où on a passé la nuit, le ventre vide. A l’aube, encadrés par un peloton de jeunes gars de l’infanterie, on nous a emmenés en camion vers le front. Le pianiste interrogeait les bleus pour s’entendre confirmer qu’on allait nous mettre en premiére ligne. Moi, je ne disais rien, je savais exactement à quoi m’en tenir. Le renault s’est garé dans la cour d’une école dont le préau avait été soufflé par un obus. Un fronton en ciment gisait brisé à terre sur lequel on parvenait encore à lire : "école communale de Biérancourt". Une dizaine de types sales comme des poux, au visage tuméfié, aux uniformes déchirés, se tenaient dans la salle de classe aux murs décorés de cartes de l’Empire dans laquelle on nous avait poussés. Les gradés se sont pointés alors que le soleil approchait du zénith. Leur mascarade n’a pas duré bien longtemps. Six condamnations à mort pour rébellion armée devant l’ennemi, trois peines de dix ans de travaux publics, et l’acquittement pour récompenser celui qui avait dénoncé ses camarades de misére. Ces hors d’oeuvres avaient ouvert l’appétit du colonel, et le tribunal s’était replié vers la cantine. Le pianiste du Mayol et moi devions lui servir de dessert... Les soldats nous ont tra"nés derriére les bâtiments. Trois poteaux noircis par le feu, déchiquetés par les balles, étaient plantés à deux métres du mur sur lequel les enfants faisaient, jadis, rebondir leurs ballons. Les trois premiers suppliciés ont été sommés de se mettre à genoux prés des pieux, on les a attachés par les poignets, un bandeau noir sur les yeux. Deux d’entre eux ont refusé le prêtre. Pas de cris, pas de pleurs. J’ai baissé la tête quand la salve les a fauchés. L’officier qui commandait le peloton s’est approché des corps pour constater la mort, puis la scéne s’est répétée à l’identique. Je suis resté longtemps le regard braqué sur les poteaux noircis. Un noeud, dans le bois de celui du milieu, dessinait une tête de femme, et sur celui de droite, les balles avaient tracé les contours d’un coeur. Pendant que les soldats enlevaient les cadavres, j’avais réussi à reculer vers le mur pour frotter mes liens à une arête vive. Les fils tressés de la corde cédaient un à un, et je parvenais maintenant à écarter les poignets. L’occasion de leur fausser compagnie me fut fournie par le passage à basse altitude d’une formation d’avions allemands lancée à la poursuite de deux biplans de reconnaissance français. Tous les vivants avaient levé le nez au ciel pour encourager les cocardes tricolores et invectiver les croix noires de Prusse. La joie fut à son comble lorsque notre défense anti-aérienne brisa l’aile d’un avion ennemi qui piqua et parvint à se poser en catastrophe sur le champ attenant à l’école. Toute la troupe se mit à courir pour se saisir de l’ange déchu. Délivré de mes liens, je m’approchai du pianiste, une pierre effilée à la main.
- Tire tes poignets vers l’arriére, je vais couper cette corde... Vite...
- Ca ne sert à rien. C’est reculer pour mieux sauter. Je reste ici. On ne va tout de même pas nous fusiller pour une chanson.
- Et eux, pourquoi ils sont morts ? Simplement parce qu’ils étaient fatigués ! Tu les as entendus, non. Viens, je te dis...
Ses épaules se sont affaissées.
- Si c’est comme ça, autant en finir dés maintenant. Fais ce que tu veux, mais tu n’as aucune chance.
Là-bas, les soldats du peloton entouraient l’aviateur blessé. J’ai rampé jusqu’à un bosquet puis, à découvert, je me suis mis à courir vers une grange calcinée. De là j’ai gagné l’abri d’une forêt. J’ai marché toute la journée, contournant la ligne de front par le nord-ouest. A la nuit tombée, les combats faisaient rougir l’horizon mais le vent ne m’apportait plus qu’un écho assourdi de la canonnade. Je m’endormis dans une barque détachée d’un ponton bien trop éclairé par la lune. Je l’avais amarrée si mal que le vent suffit à la libérer. Quand le froid m’a réveillé, au petit matin, c’est en allemand qu’on parlait sur la berge. J’ai laissé filer l’embarcation au fil de l’eau, pendant des heures, et j’ai fini par la diriger vers les voûtes sombres d’un pont. J’ai regagné la terre ferme. Une campagne paisible s’étendait à perte de vue, et pour la premiére fois depuis des mois interminables, aucun uniforme n’arrêtait mon regard. J’ai attendu la nuit pour bouger, malgré la faim qui me tenaillait le ventre. Je savais que si les Allemands me prenaient, ils me colleraient à l’un de leurs poteaux, pour espionnage. Je ne pouvais pas davantage m’en remettre aux Français pour lesquels je ne pouvais être qu’un déserteur, un tra"tre... J’ai volé de la nourriture dans une ferme, privé un vieux paysan de son chapeau et de son large manteau qui prenaient l’air au pied d’un chêne, alors qu’il retournait sa terre. ’Un panneau planté de guingois annonçait une ville qui dessinait ses clochers, ses toits, sur l’horizon. J’ai lu : "Saint-Quentin, 2 km". Je n’étais jamais sorti de Paris, avant la guerre, mais j’avais l’impression de conna"tre autant Saint-Quentin que le XIXéme, tellement Griffon m’en avait rebattu les oreilles, les jours sans offensive. Je l’ai revu, dans le trou d’obus, la gueule arrachée par la balle de son propre fusil... Toutes les images sont revenues, et je me suis souvenu de son crâne qui explosait sous mes coups de crosse, puis de la lettre qu’il écrivait, juste avant de se suicider. Ma main gauche a soulevé le pan du manteau, la droite a plongé dans ma vareuse pour prendre l’enveloppe maculée par son sang et la boue du cratére. Je l’ai approchée de mes yeux, et j’ai lu l’adresse inscrite avec l’encre violacée du crayon à mouiller :
Madeleine Griffon
12, rue Cravel
Saint-Quentin
(à lui remettre quand toute cette merde sera terminée)
A l’approche des faubourgs, j’ai complété mon déguisement par un gros bâton sur lequel je m’appuyais pour accentuer la démarche d’un bossu. J’ai évité les grandes rues aux façades flamandes où déambulaient nombre de soldats et d’officiers prussiens. Ma confiance est allée à une mendiante accroupie prés de l’église. Elle a bien compris que je masquais ma voix. Cela ne l’a pas empêchée de m’expliquer comment gagner la rue Cravel par les voies les moins fréquentées. Le numéro 12 correspondait à une maison à demi détruite dont l’unique piéce encore viable était habitée par une femme sans âge. J’ai cogné au carreau, la faisant sursauter. Elle a tiré la porte et m’a toisé, de la tête aux pieds, le nez et les lévres pincées.
- Je cherche Madeleine Griffon. C’est bien là ?
- Qu’est-ce que vous lui voulez ?
J’ai ouvert le manteau volé, découvrant mon uniforme de fantassin.
- Il faut absolument que je la voie. C’est trés important...
- Comment vous avez fait pour venir jusqu’à nous ? C’est plein d’Allemands !
- De grâce, appelez rapidement Madeleine Griffon ou dites-moi où je peux la trouver. Ce serait trop long, à tout vous expliquer...
La vieille femme a hésité avant de m’indiquer une nouvelle adresse, un hôtel situé légérement en retrait de la grande rue.
- Faites trés attention, mon garçon, c’est vraiment devenu le quartier prussien... Il y a du chambard une bonne partie de la nuit. A ce qui se dit, ça ne se calme un peu qu’à partir de trois heures du matin...
Avant que je m’éloigne, elle m’a tendu deux pommes de terre et une petite bouteille de vin qu’elle était allée chercher sur sa table. Un convoi de camions, d’attelages, prenait la direction du front quand j’ai traversé le centre de la ville dans l’autre sens. Les fers des chevaux glissaient sur les pavés de la rue trop pentue. Je n’avais jamais vu d’aussi prés ceux avec qui l’on s’entretuait : ils nous ressemblaient comme une goutte de sang ressemble à celle qui, déjà, perle à la même blessure. L’hôtel du Commerce faisait le coin d’une petite place triangulaire. La musique d’un pianola s’échappait du hall à chaque fois qu’un soldat poussait la lourde porte piquée de clous cuivrés. Je me suis enfoncé dans l’obscurité d’un porche pour surveiller les allées et venues. Là d’où je venais, on continuait à se battre : le murmure d’un lointain tonnerre permanent roulait dans la nuit. Une brume humide avait commencé à draper les façades quand le jour s’était annoncé. C’est le froid et une migraine assortie de vertiges qui m’avaient forcé à traverser la place, à pousser à mon tour le battant cuivré. A peine étais-je dans le hall surchauffé qu’un étourdissement me jeta à terre. Je ne savais pas si je rêvais au paradis lorsque deux jeunes femmes habillées de leurs seuls bas et soutiens-gorges se sont précipitées sur moi, m’ont soulevé et installé sur un lit parfumé aprés m’avoir porté dans les escaliers. Incapable de parler, j’ai à peine trouvé la force de dire "laudanum"... J’en ai bu une longue gorgée, à même le flacon, et la douleur a fini par refluer. Un peu plus tard, j’ai réussi à articuler quelques phrases.
- Je suis venu voir Madeleine Griffon... Elle est là ?
L’une des deux filles qui m’avaient hissé dans la chambre, une petite rousse aux formes pleines, au visage parsemé de taches de son, s’est avancée prés du lit. Elle avait passé un peignoir sur ses épaules nues.
- Non, ce n’est pas vrai... Il est arrivé un malheur à René !
Je ne disposais pas d’assez de mots pour dire la vérité, alors j’ai menti.
- Il est mort en héros, au Chemin des Dames... Par son sacrifice, il a sauvé la vie de tout le reste de l’escouade... Sans lui, je ne serais plus de ce monde. Je suis venu jusqu’à vous pour payer ma dette... Vous pouvez être fiére de lui...
J’ai fouillé dans ma poche, à la recherche de la lettre et je la lui ai tendue.
- Il me parlait toujours de vous... Mélanie par ci, Mélanie par là... Tenez, c’est pour vous...
Elle l’a prise en tremblant, a regardé fixement la tache brune, sur l’enveloppe, et a soulevé la languette en s’aidant de la pointe de l’ongle. La lecture des mots ultimes de Griffon lui a arraché un cri aussi terrible que ceux que poussent les hommes blessés à mort lors de l’assaut. Elle s’est écroulée, en proie à des convulsions, et l’autre fille s’est mise à genoux pour tenter de la calmer. J’ai ramassé la lettre, et j’ai lu à mon tour.
"Mon jeune frére Bernard a réussi à faire passer une carte de ce côté-ci des combats. Je sais ce que tu es devenue. Je ne t’écrirai plus, j’ai décidé de partir à jamais. René Griffon, 27 avril 1917".
J’ai bu une nouvelle rasade de laudanum, et j’ai quitté l’hôtel du Commerce sans me cacher, comme un client ordinaire. J’ai traversé la ville, volé un vélo qu’un soldat avait appuyé contre un mur, le temps d’aller se soulager. A l’approche de la ligne de front, on a commencé à me tirer dessus. Je ne faisais rien pour me protéger, j’en avais d’un coup trop vu, trop enduré... Le temps n’était pas venu pour que me frappe la balle qui m’était destinée ! Le brouillard s’était épaissi d’un coup, noyant le paysage. Des lambeaux de brume poussés par le vent faible dessinaient des formes humaines qui s’effilochaient sur les troncs déchiquetés, les barbelés, les pieux plantés sur les crêtes. J’ai réussi à franchir les derniers kilométres protégé par cette armée des ombres, les fantômes de tous les copains morts depuis l’assassinat de Jaurés.
DEUXIEME PARTIE
Le 8 février 1927, dix ans aprés le surprenant épisode relaté par Eugéne Varlot dans ses carnets, et sept ans aprés sa mort dans l’incendie de sa voiture rue d’Aubervilliers, le sculpteur Christophe Palie fut désigné par un concours pour concevoir et édifier un monument en l’honneur d’un village martyr, Biérancourt. Il avait également pour mission de perpétuer la mémoire et le sacrifice des milliers de soldats français, anglais, canadiens et américains dont les croix blanchissaient les collines de l’Aisne. D’innombrables poilus de bronze brandissaient leurs fusils silencieux sur les places de France, trop de veuves drapées de ciment réconfortaient les blessés, fermaient les yeux des morts sur des bas-reliefs. Pour Christophe Palie, cette statuaire ne faisait pas que commémorer, elle pansait le traumatisme de la guerre, elle détournait la douleur, elle anesthésiait le désespoir. Dans son esprit, au contraire, elle se devait d’être au niveau des souffrances des hommes, des paysages. Il ne cessait de se souvenir d’une lettre envoyée par son pére, quelques jours avant sa mort, en juin 1915, et que sa mére leur avait lue à sa soeur et à lui, un soir, en pleurant.
"Il fait un temps magnifique et le spectacle est indescriptible. Figure-toi l’énorme plateau où il ne reste plus un arbre, ni le moindre brin d’herbe, un sol convulsé et noirci... des milliers de cadavres français et boches, des armes brisées, des débris de toutes sortes. Là-dessus pése une chaleur lourde, l’odeur est atroce et de grosses mouches bleues essaiment en tourbillons. A chaque instant, de gros obus creusent, fouillent dans cet amas. Il faut ramper pendant des heures, se faire un rempart des cadavres..."
Biérancourt avait été totalement anéanti lors des combats du printemps et de l’été 17, on s’y était battu à l’obus de 310, au fusil, à la baïonnette, et même à la main, à coups de pierre. Chacun de ses amas de ruines s’était vu conquis et reconquis plusieurs fois par jour, chaque pavé de sa longue et unique rue était une tombe. Aprés l’armistice, les autorités avaient décidé qu’il ne serait pas reconstruit et resterait à jamais un symbole de la barbarie, de la folie des hommes. Une petite plaque de cuivre gravé rappelait, de loin en loin, ce qui existait avant le cataclysme : "Boulangerie", "Poste", "Ferme", "Laiterie", "Auberge", "Lavoir municipal"... L’esplanade autrefois dévolue à la maison commune devait accueillir le monument.
Il se mit en quête d’une forme archaïque et symbolique et d’un matériau capables d’exprimer toute la violence des affrontements. Précédé d’un soldat démineur et suivi par deux autres hommes qui tra"naient une charrette, Christophe Palie sillonna tous les champs de bataille des environs, arpenta les tranchées, pénétra dans les abris. Sa moisson morbide s’entassait dans la carriole : barbelé, casques, crosses de fusils, étais, éclats d’obus, gamelles, godillots, ceinturons... Chaque soir, il déversait sa récolte dans une grange réparée à la hâte. Il passait ses nuits à tenter d’assembler ces éléments hétéroclites, faisant na"tre des scénes d’apocalypse qui lui ôtaient le sommeil jusqu’au matin. Il comprit confusément qu’il ne lui fallait pas représenter le corps humain pour hurler la torture qu’on lui avait infligée. L’utilisation du bois chauffé et brûlé s’imposa à lui, car lui seul pouvait contenir toute la réserve de puissance et de violence de son projet. Il abandonna la gouge et le ciseau. La hache, la scie et le lance-flammes devinrent ses outils de sculpteur. Noire était la couleur, la couleur de toutes les couleurs. Les formes élancées, sans expression propre, accrochaient ses obsessions, ses peurs d’enfant. Muettes, elles appartenaient au royaume des rêves et des cauchemars. En elles surgissaient toutes les victimes de l’Histoire, celles des temps anciens et celles de l’avenir. Il y voyait aussi, et cela dans le même mouvement de pensée, l’image des coupables, des bourreaux de toujours, des souverains et des tyrans impitoyables. Pas de bras, pas de jambes, pas de gestes, pas de visages qui laisseraient deviner une vie, un langage. Mais des noeuds, des des crevasses, des nervures, qui racontent le temps où l’arbre était élément naturel et efficace. Seules les échardes, les failles, les brûlures, les entailles, témoignaient des rageuses attaques mécaniques, de la chimie du feu.
Il se mit en quête de troncs, de pieux, de poteaux, de piquets. Un jour, ses pas le conduisirent vers une zone interdite où l’on avait enfoui des obus d’ypérite. Il s’y aventura seul, poussant la carriole. Une carcasse d’avion allemand servait de perchoir aux corneilles, au milieu d’un champ. Des murets d’une vingtaine de centimétres de hauteur délimitaient l’emplacement des classes de l’école communale de Biérancourt. En fouillant les décombres, il dégagea trois poteaux à demi consumés et les emporta vers son antre. Ils figurérent au centre de sa composition, comme une métaphore de ce pal à trois branches, le trepalium, d’où nous est venu le mot "travail". Une Marseillaise martiale salua l’inauguration du monument, le 11 novembre 1928, pour le dixiéme anniversaire de l’Armistice. Ni les officiels, ni même l’artiste ne surent jamais qu’ils honoraient également six pauvres gars raflés un soir de vague à l’âme, et un ancien pianiste du concert Mayol fusillé pour avoir pianoté La Chanson de Craonne sur un harmonium désaccordé, à Courmelois.
Didier Daeninckx
11 novembre 1998