Christian Lapie, le Blanc qui fait des statues partout
2002
Le Monde
A Ngaoundéré, au Cameroun, le plasticien français Christian Lapie a érigé cinq groupes de statues taillées dans des troncs d'arbre. Ce projet, soutenu par la ville, est une initiative de l'Alliance franco-camerounaise de Ngaoundéré, qui souhaitait inviter un artiste français à créer en relation avec ce très beau site. La population musulmane réserve un bon accueil à ces statues, s'appropriant ces œuvres d'un artiste occidental et les passant au filtre de sa culture. "Je suis très intéressé par cette œuvre d'art que chacun peut traduire à sa manière. Les gens commencent à comprendre ce que c'est", estime le maire de la ville, Mohaman Toukour. Christian Lapie est un sculpteur qui a dépassé son cursus classique pour élaborer une œuvre indifférente aux courants et au commerce. Pour lui, la forme primitive est la projection de nos peurs.
NGAOUNDÉRÉ de notre envoyée spéciale
Ngaoundéré, la plus grande ville du nord du Cameroun, avec plus de deux cent mille âmes, est la capitale de la province de l'Adamaoua, région de savane qui ne manque pas d'eau, où les Peuls élèvent du bétail, où les manguiers sont opulents, où les parcs nationaux et réserves de chasse s'étendent à l'infini. Ngaoundéré, qui, littéralement, veut dire "la montagne du nombril", tire son nom d'une colline voisine, une sorte de mont chauve surmonté d'un boule de pierre, qui fait plutôt penser à un sein.
Partant de ce repère symbolique dominant la ville, Christian Lapie a tout naturellement situé ses groupes de figures anthropomorphes, bien droites, très grossièrement taillées dans des troncs d'arbres et peintes en noir. Chaque groupe - il y en a cinq - occupe un site, ici aux portes de la ville, parmi les rochers corrodés, là sur le haut d'une colline face au soleil couchant, ou bien dans le centre de la ville, à un carrefour où elles se couvrent de la poussière rouge de la route ; près du stade, de la nouvelle bibliothèque et des taxis ; ou encore sous les manguiers qui apportent de la fraîcheur à une école. On les perçoit différemment selon le lieu, bien que chaque groupe de figures forme systématiquement un demi-cercle, en rappel du dessin du djaoulérou, l'espace traditionnel construit à l'entrée des concessions qui est ouvert à tous et fait le lien entre la vie publique et la vie privée.
Mais comment diable ce "Blanc qui fait des statues partout" a-t-il pu planter ses totems chez des Noirs pour la plupart islamisés depuis longtemps ? On trouvera des éléments de réponse en regardant du côté des forces culturelles locales, qui, en fait, se résument à une petite institution, l'Alliance franco-camerounaise de Ngaoundéré. Cela, malgré une importante université qui compte près de sept mille étudiants, dont pas mal de Nigérians et de Tchadiens désireux d'étudier en paix. Elle fut construite pendant le boom des années 1970, et dans la crainte des émeutes, sur un campus en bordure de brousse, à une bonne dizaine de kilomètres. L'université de Ngaoundéré est trop décentrée pour avoir quelque rayonnement culturel. En pays francophone, l'Alliance a autre chose à faire que l'enseignement du français, activité principale de ce genre d'institution. Elle tient une bibliothèque, organise des expositions d'artistes locaux, des conférences aussi bien sur l'astronomie que sur la condition des femmes en Afrique, des concerts, promène des films dans les villages de la région... Anton Barral, son directeur tout terrain, doit faire avec un modeste budget, des pannes d'électricité, des coupures d'eau et l'indiscipline de ses usagers. Depuis longtemps, il désirait inviter un artiste de l'Hexagone à produire des œuvres en relation avec le très beau site de Ngaoundéré.
Le nom de Christian Lapie est sorti du chapeau de l'Association française d'action artistique (AFAA), bras culturel du ministère des affaires étrangères, qui a payé des billets d'avion permettant à l'artiste de partir en reconnaissance et de travailler sur place. Le rôle de l'AFAA s'arrête là. La délégation aux arts plastiques du ministère de la culture n'est pas intervenue. Pas de parachutage. La chose est rare, voire exceptionnelle. Parce que le projet n'est pas ronflant ? Lapie n'est pas une vedette et le Cameroun, c'est loin. Pour que le projet puisse être accepté, il fallait, bien sûr, l'accord des autorités locales ; le pluriel est d'autant plus de rigueur à Ngaoundéré que la conduite des affaires de la ville est assumée par un double pouvoir dont l'étranger au pays n'est pas sûr de comprendre l'étendue respective : l'un est moderne et laïque, avec maire et préfet, l'autre dans la tradition des chefferies, en la personne du lamido. Le lamido est un chef spirituel musulman auquel il peut être fait appel pour trancher des différends et dont la concession, presque aussi close que la Cité interdite, peut se visiter sur rendez-vous. Elle est faite de cases rondes aux murs d'adobe et aux toits de chaume, pour recevoir et pour habiter. Y vivent ses quatre femmes qu'on ne voit jamais, ses trente-cinq enfants, ses gardes, ses eunuques, ses esclaves et, parfois, ses prisonniers, pour de courtes peines qui ressemblent à des punitions de troufions, "Vous me ferez vingt jours." La surprise, c'est que le lamido entretient la tradition d'un côté quand, de l'autre, il cultive sa modernité. C'est probablement son moi moderne et tolérant qui lui a fait accepter le projet Lapie, mais à condition qu'on n'aille pas l'installer dans les parages de la grande mosquée. Faut-il rappeler que la loi islamique interdit ces formes de représentation ? On dit cependant que, dans les arrière-cours des concessions, il est des figures ancestrales qui se dressent encore. Quant au maire, il était très preneur.
Signes d'intégration et d'adoption ? Peu de temps après leur installation, des jeunes ont commencé à se faire photographier tout près des groupes installés en ville, où les sculptures paraissent plus près des hommes et de la vie que des dieux et de l'au-delà, contrairement aux groupes installés à la périphérie, qui prennent l'aspect d'idoles archaïques, ou vouées à quelque culte astral. On entend dire aussi que des passants s'écartent de leur chemin habituel quand ils approchent du groupe planté à la porte de la ville parmi les rochers ronds, où elles prennent l'aspect d'idoles archaïques.
"Vous avez réhabilité les lieux sacrés", dira un autochtone à Christian Lapie, qui n'avait pas prévu que ses figures produiraient un tel effet. Un autre y verra l'"aura troublante qui entoure ses figures, et qui touche l'Africain dans ses racines profondes, par-delà la religion, qu'il soit chrétien ou musulman", pour conclure : "On doit voir ces œuvres comme un dépassement des religions." Si, dans l'ensemble, les étudiants de Ngaoundéré perçoivent son travail comme de l'art, il n'en est pas de même pour les personnes âgées : "Le travail que vous avez fait, vous verrez que personne n'y touchera jamais parce que cela appartient au sacré et que, pour le toucher, il faut se prémunir, à cause du mauvais sort. Et si les génies venaient effectivement habiter ces figures ? Ça fait peur !" Une lycéenne futée de première estime pour sa part "curieux de voir qu'un Blanc installe ça en Afrique. Ce sont les Africains qui font ça, dans l'ouest du Cameroun". Des étudiants pensent que c'est un travail politique qui évoque "la dignité de l'homme africain, son indépendance". Le travail du plasticien, décidément, n'est pas neutre. Mais "pourquoi il fait ça avec autant d'énergie ?" "Elles peuvent guérir ?" "Sont-elles habitées par les esprits ancestraux ?" En tout cas, l'un des assistants d'Anton Barral à l'Alliance n'en finit pas de s'interroger : "Cette présence qui tranche avec le quotidien, c'est une bonne chose. On la perçoit comme une chose qui a de la valeur, mais personne ne sait ce que cela représente. On ne demande qu'à savoir. Mais quand on veut que vous nous expliquiez ce que vous avez voulu faire, vous nous renvoyez la question en nous demandant ce que nous y voyons. Et vous partez, nous laissant avec toutes ces questions."
G.B.